jeudi 11 octobre 2007

Les images de notre mémoire


Images des Américains
dans la Grande Guerre

David Sbrava

ECPAD/Italiques, 160 p., ill., 18 e, ISBN 978-2-910536-79-4.


L'ECPAD, l'établissement qui gère les archives photographiques de l'Armée, sort en collaboration avec les éditions Italiques, spécialisées dans la Première Guerre mondiale et à qui on doit un splendide album sur la bataille de Verdun, un petit livre rassemblant une sélection de photographies de soldats américains durant la Grande Guerre.
L'effet « remonte moral » de l'arrivée des Doughboys en France est patent dans le grand nombre de clichés représentant ces jeunes Américains découvrant la France au hasard de leurs déplacements. L'entrée dans les villages, l'entraînement dans les champs, l'incroyable abondance matérielle les accompagnant, tout cela faisait rêver les Français. Et les photographes de l'Armée se dépensaient pour que les journaux puissent publier le plus souvent ces clichés qui nous faisaient tenir. La relative rareté des clichés de première ligne reflète tout simplement une réalité que les historiens américains passent sous silence, l'US Army a eu une présence réelle sur le front limitée, principalement à partir de l'été 1918, pas de quoi multiplier les prises de vue.



L'avantage, ou l'inconvénient, c'est selon, des photographies publiées
par l'ECPA est qu'elles sont dans leur état brut, sans le nettoyage auquel est habitué le lecteur actuel.

On voit ici le même cliché tel qu'il a été publié dans le livre de François Icher la Première Guerre mondiale au jour le jour. On perçoit bien que la photographie a été judicieusement recadrée et que les pétouilles ont été effacées. Le résultat est graphiquement meilleur.




Images de Verdun


Colonel Yann Péron (dir.)


ECPAd, 132 p., ill., 14,90 e, ISBN 2-9519539-9-2.

Le travail de gardien du patrimoine photographique de la Nation est bien mis en valeur par l'ouvrage antérieur consacré à la bataille de Verdun.
Dans cet album, les images de toute nature, gravures, dessins mais aussi photographies et images animées, contribuent à la construction de ce symbole. Les photographies prises dans la région fortifiée de Verdun par les opérateurs de la Section photographique de l’armée participent de ce mouvement, en documentant le regard porté alors par les militaires sur l’événement. Le fonds de la Section photographique de l’armée est riche de cent dix mille plaques de verre. Organisé en séries alphabétiques correspondant à la production d’un ou de plusieurs opérateurs, pour des périodes variables comprises entre 1915 et 1919, ce fonds est l’objet d’un attentif travail de documentation et d’une sauvegarde systématique par la numérisation, qui permettent d’en mettre en valeur les inépuisables ressources. Parmi ces clichés, plus de trois mille sept cents ont ainsi été recensés jusqu’à présent comme ayant été pris à Verdun ou dans sa région fortifiée. Ces milliers de photographies constituent les sources et la trame de cet album.

La section photographique de l’Armée

Il faut attendre le printemps 1915 pour que la France prenne conscience de l’intérêt politique et militaire de doter son armée d’un service photographique. Même si les initiatives reviennent, semble-t-il, à des personnalités du monde de la presse et de la photographie, la décision de créer la Section photographique de l’armée est prise par le pouvoir politique à la demande conjointe de trois ministères : le ministère de la Guerre, le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts et celui des Affaires étrangères.
L’entente interministérielle a pour objectif de répondre aux actions du Verkehrsbüro de Leipzig, organisme officiel allemand chargé de la propagande par l’image depuis le début des hostilités. Aussi, par une note officielle du 9 mai 1915, la Section photographique de l’armée est créée avec les objectifs suivants : prendre des clichés intéressants « au point de vue historique, au point de vue de la propagande par l’image dans les pays neutres, au point de vue des opérations militaires, pour la constitution des archives documentaires du ministère de la Guerre ».
Les moyens en hommes et en logistique sont assurés par le ministère de la Guerre. Le commandement du service est confié au sous-lieutenant Pierre Marcel Lévi, professeur aux Beaux- Arts, et la section s’installe rue de Valois, dans des locaux du ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts. Les photographes sont tous des professionnels. Les premiers à être recrutés sont issus des maisons photographiques rattachées à la Chambre syndicale de la photographie et travaillent pour leur compte ; mais le statut militaire se révélant incompatible avec les activités commerciales, le contrat est dénoncé en octobre 1915. L’équipe des reporters est alors composée de photographes « purement militaires » qui travaillent néanmoins avec leurs propres appareils photo. Ils utilisent principalement trois formats de plaques de verre : 6 x 13 cm, 9 x 12 cm et 13 x 18 cm. La production est faite en noir et blanc à l’exception de quelques reportages en couleur qui répondent à des commandes spéciales. La faible utilisation de l’autochrome s’explique surtout par son nécessaire temps de pose alors que la photographie en noir et blanc est instantanée.
Les photographies du front sont principalement de format 6 x 13 cm, un format qui permet de prendre des vues stéréoscopiques et surtout qui utilise les plaques les plus légères et les plus faciles à manipuler. Le matériel reste néanmoins lourd, encombrant et d’une mise en œuvre délicate, ce qui explique que les opérateurs ne puissent accompagner les troupes au cœur même de l’action.
Avec ses plaques de verre, son appareil et son trépied, le photographe ne peut bien évidemment pas se mêler aux fantassins qui bondissent de leurs tranchées pour monter à l’assaut.



L'encombrement de leur matériel et les temps de posé exigés par la faible sensibilité des plaques de verre, interdisaient aux photographes militaires les premières lignes et les scènes d'action.

On comprend donc que les reportages soient plus statiques que dynamiques, qu’ils montrent plus la défensive que l’offensive. On ne verra pas le combat lui-même mais plutôt un état des lieux avant et après le combat, des portraits de combattants saisis entre deux affrontements, des prisonniers, des morts… Les clichés sélectionnés ont été réalisés par huit photographes de la Section photographique de l’armée : Baguet, Bouchetal, Dangereux, Léon Heymann, Pierre Machard, Albert Moreau, Pierre Pansier et Albert Samama-Chikli. Les photographies sont prises dans la région fortifiée de Verdun depuis janvier 1916 jusqu’à 1919 avec une prépondérance accordée aux lendemains victorieux : l’été 1917, qui marque le dégagement définitif de Verdun, est ainsi plus abondamment couvert que février 1916, qui sonne le début de l’offensive allemande et des difficultés françaises.

Publier des sources iconographiques

À travers cinq chapitres, les images construisent un parcours depuis la présentation du site de Verdun jusqu’aux images de « Verdun après Verdun ». Les documents présentés évoquent d’abord les sites défensifs, des forts les plus puissants jusqu’aux simples tranchées, nous montrent les hommes et leurs chefs (Tenir), puis la formidable chaîne logistique mise en œuvre pour fournir hommes, munitions et matériel à la forteresse, ainsi que le soutien apporté par le service de santé des armées (Soutenir), les rares périodes de loisir et de repos, les visites officielles qui font oublier un court instant la tension et les dangers de la première ligne (Le répit), la confrontation avec l’adversaire (L’ennemi) et enfin l’effroyable bilan de longs mois de combat, la terre bouleversée et les hommes anéantis (La dévastation).
Les cent une photographies retenues sont présentées dans leur qualité d’origine, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas fait l’objet d’une retouche de l’image. Leur format est aussi préservé, hormis quelques clichés recadrés pour mettre en valeur leur contenu. Les marques d’origine des plaques, cadre noir, numéro porté par les opérateurs, marques de l’appareil de prise de vue, ont été également conservées car elles restituent la matérialité de ces documents d’archives.
Les légendes accompagnant les photographies sont les légendes d’origine notées par les opérateurs. Parfois en décalage avec l’image, elles nous montrent aujourd’hui dans quel contexte ces photographies étaient prises et devaient être utilisées. Lorsque la légende originale est apparue comme trop lacunaire ou pouvant désorienter le lecteur, elle a été complétée par des commentaires portés en marge de la photographie.
Ces images obligent à un nécessaire travail de critique et de vérification des sources. Celles qui ont été retenues sont effectivement issues de reportages réalisés à Verdun ou dans sa région fortifiée, et il ne s’agit en aucun cas de clichés pris ailleurs qui auraient ensuite été utilisés pour représenter ce théâtre d’opérations. La plupart d’entre elles sont peu connues voire inédites, puisqu’elles n’ont pas été sélectionnées à l’époque pour faire l’objet d’une diffusion. Elles peuvent cependant sembler familières, car elles font écho à d’autres images que nous avons gardées en mémoire.
Du fracas de l’affrontement, nulle empreinte sur ces clichés, si ce n’est les traces de la bataille dans la précarité du quotidien, la proximité de la mort, la dévastation des corps et de la terre. Les opérateurs ont photographié leurs semblables avant et après la tourmente, fixant ces images à présent symboliques sur un support fragile. Ils nous laissent deviner aujourd’hui ce qu’a pu être cet affrontement formidable au regard de photographies saisissantes, ou l’homme nous apparaît souvent comme minuscule au milieu de ce décor d’apocalypse, – tâchant de trouver un trop bref répit ou s’activant vainement à reconstruire ou consolider ce qui n’est plus que ruine –, et dont la redécouverte enrichit notre histoire nationale.

Le parcours d’un cliché de la SPA, du théâtre d’opération aux archives

Les opérateurs de la Section photographique de l’armée exécutent leurs reportages sur ordre de mission émanant du ministère de la Guerre. Les sujets couverts répondent aux besoins exprimés principalement par le ministère de la Guerre, mais ils peuvent aussi avoir été commandités par d’autres ministères tels que le sous-secrétariat d’état aux Beaux-Arts, qui veut garder des traces des dégâts infligés au patrimoine architectural national, le ministère des Affaires étrangères, pour appuyer son action en direction des nations qui ne se sont pas encore engagées dans le conflit, ou d’autres organismes encore comme par exemple le sous-secrétariat d’état de l’Artillerie et des munitions qui commandite en juillet 1915 un reportage sur le travail des femmes dans les ateliers de munitions de l’usine Renault de Billancourt.

Photographier et légender

Le travail des opérateurs est radicalement différent selon qu’ils opèrent dans la zone intérieure ou dans la zone des armées. La zone de l’intérieur est logiquement hors d’atteinte des obus ennemis et il est facile d’y circuler. Les missions menées dans cette zone sont peu contraignantes et ne posent pas de difficultés. En revanche, pénétrer dans la zone des armées impose de se plier à des procédures trés rigoureuses. Chaque mission photographique fait l’objet d’une décision conjointe du cabinet du ministre de la Guerre, plus précisément son bureau d’information à la presse, et du Grand Quartier général, qui prévient les commandants d’armée de la mission des reporters. A leur arrivée sur le terrain, les opérateurs sont rapidement dirigés vers le QG de l’armée d’où ils sont transportés vers les secteurs à photographier. En général, ils sont accrédités auprès d’un corps d’armée ou d’une division et encadrés par un officier du deuxième bureau.
Les photographes sont chargés de rédiger les légendes de leurs plaques, à l’unité, même si plusieurs clichés sont ressemblants et traitent du même sujet. Ce travail indispensable mais répétitif est parfois négligé par les photographes ce qui leur vaut un rappel à l’ordre en juillet 1917 :
«Les légendes d’un grand nombre d’opérateurs sont devenues incomplètes et ne permettent pas le tirage exact des épreuves. […]. Les opérateurs sont priés de ne pas considérer la confection des légendes comme une partie secondaire de leur travail et d’y apporter tout le soin et l’attention désirables. »
Pour aider les photographes dans ce travail fastidieux mais indispensable, la Section photographique a mis à leur disposition des fiches pré-imprimées comprenant toutes les rubriques qu’il convient de renseigner : lieu, sujet, date, référence de la plaque, nom de l’opérateur, etc. La totalité des fiches d’une série constitue une pochette d’opérateur. Les fiches, comme les plaques de verre, sont destinées au service des archives de la Section photographique de l’armée. Elles sont envoyées ou déposées directement rue de Valois, au siège du service. Une référence définitive est alors donnée aux plaques de verre négatives et le contenu des fiches est repris dans un « cahier de légendes ». En plus de la reprise des informations duphotographe, une donnée essentielle est introduite dans le cahier de légendes : la décision de la censure, cliché par cliché, avec mention de la date de décision.

La diffusion en France et à l’étranger

A leur arrivée à la Section photographique de l’armée, les plaques de verre négatives font l’objet de trois tirages papier destinés au comité de censure militaire. La liaison entre le service photographique et la censure est quotidienne, ce qui atteste de l’importance du volume de plaques de verre traité par la section. La décision donnée par la censure autorise ou non la diffusion de l’image avec les mentions « I » pour Interdit et « B » pour Bon ou Bien. Cette décision n’est pas irrévocable et les dates de révision sont bien souvent postérieures à l’Armistice. De manière générale, deux catégories d’images sont censurées : celles qui montrent une quelconque faiblesse de la France, de ses alliés et de leurs armées, et celles qui présentent un risque au plan militaire parce que susceptibles de donner des renseignements de diverses natures à l’ennemi.
L’objectif annoncé lors de la création de la Section photographique de l’armée était de contrer la propagande allemande qui visait à décrédibiliser l’action française dans le monde. Les photographies de la SPA vont donc être diffusées aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du territoire national.
Les clichés devant sortir du territoire national et ayant reçu un avis favorable du comité de censure sont soumis à un contrôle supplémentaire du ministère des Affaires étrangères qui se réserve tout droit d’interdiction de diffusion à l’étranger. Des envois réguliers sont effectués à l’étranger, principalement dans les pays neutres. En outre, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne bénéficient d’une expédition quotidienne comprenant tous les clichés autorisés par la censure.
En France, le combat est quelque peu différent : il s’agit à la fois de confirmer la légitimité de la guerre menée contre l’Allemagne et de contribuer à maintenir le moral de la nation toute entière à un niveau élevé, celui des combattants comme celui de « l’arrière ». Les images doivent, par leur impact psychologique, contribuer à obtenir ce soutien.
On utilisera les moyens les plus divers pour assurer la diffusion de ces images : la Section photographique de l’armée édite de manière trés classique des albums thématiques et des périodiques qu’elle fait imprimer en plusieurs langues mais elle utilise aussi des vecteurs plus inattendus : protège-cahiers pour enfants, marque-pages, menus à bord des paquebots transatlantiques, papillons largués au-dessus des lignes ennemies… Les conférences, organisées autour de projections sur écran géant, et les expositions se révèlent également trés efficaces. Tous les lieux de grand passage sont utilisés pour exposer : les halls des mairies, les foires de province, les lycées… En complément des reproductions en grand format des clichés des sections photographiques alliées et française, les visiteurs ont également à leur disposition des visionneuses stéréoscopiques leur permettant de voir en relief des images de la guerre.

Des originaux soigneusement conservés

Si les tirages de ces clichés peuvent aujourd’hui se trouver partout dans le monde, les négatifs originaux des photographies sont conservés au fort d’Ivry, sous forme de plaques de verre.
Les opérateurs de la SPA ont laissé derrière eux un riche patrimoine – plus de 110 000 clichés sur verre – mais fragile. Bien qu’une grande partie des négatifs sur plaques de verre soit en bon état de conservation, les plaques originales ont subi les effets du temps et des variations climatiques : certaines ont été brisées ou fêlées, l’émulsion s’est parfois décollée, des champignons ont pu se développer. Le rangement dans des boîtes en bois n’a pas favorisé une conservation pérenne. Après une patiente restauration matérielle (reconstitution des plaques brisées, remise en place de la gélatine décollée), la préservation de la collection passe par la numérisation : la plaque est nettoyée puis scannée pour obtenir un fichier numérique qui viendra compléter la base de données informatique de l’établissement. La plaque est alors reconditionnée dans une pochette en papier permanent, (chimiquement neutre), et rangée verticalement dans une boîte en polypropylène présentant les mêmes caractéristiques. Désormais seul le fichier numérique sera donné à la consultation ; la sortie de l’original devient exceptionnelle.

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