mercredi 19 mars 2008

Libé est toujours révolutionnaire

Dans son édition de ce matin, le quotidien libéral Libération publie sur son gueuloir une attaque en règle de l'ouvrage le Livre noir de la révolution française publié par les éditions du Cerf voici quelques semaines et dont nous avons donné un compte-rendu mitigé (cliquer ici). Dans des propos recueillis par la journaliste Camille Stromboni, l'universitaire Jean Clément Martin règle quelques comptes et soulève d'intéressantes questions.

Voici ci-après le texte de l'entretien. Nous invitons nos visiteurs à suivre le lien vers Libération pour lire les commentaires des visiteurs dont certains ne sont piqués des hannetons.

Livre noir de la Révolution française: «une manipulation»

«Une France coupée en deux avec les catholiques d’un côté, les révolutionnaires athées le couteau entre les dents de l’autre: le Livre noir de la révolution française donne une vision totalement faussée» affirme Jean-Clément Martin, professeur d'histoire de la Révolution française à l'université Paris I-Panthéon-Sorbonne et directeur de l'Institut d'histoire de la Révolution française (CNRS). La publication aux éditions du Cerf, début janvier, du « Livre noir » de la révolution provoque l'indignation des historiens, qui dénoncent « l'absurdité » de certains chapitres. « On peut faire de l’idéologie, certes, mais on ne peut pas expliquer le passé avec ça, souligne Jean-Clément Martin. On est clairement en présence d’une critique catholique de la Révolution, proche de l’intégrisme même

Vieux truc des propagandistes : « des historiens », sans citer de noms, comme si toute la corporation s'était levée en masse pour dénoncer l'ouvrage. Également à épingler : « proche de l'intégrisme », la méthode bien connue de la disqualification. Accuser quelqu'un d'intégrisme évite de parler de ses arguments.


Le Livre noir sort-il des rails de l’histoire « officielle » de la Révolution française ?

Il n’y a pas, ou plus, d’histoire officielle de la Révolution française. Y en a-t-il eu d’ailleurs? Je dirais plutôt qu’il existe plusieurs histoires convenues, au sens où tout le monde s’accorde à parler d’événements identiques : la prise de la Bastille, la Déclaration des Droits de l’Homme, la mort du Roi... C’est comme dans un grand jeu de l’oie, on passe toujours par là ! Ensuite il y a les cases subalternes : la Constitution Civile du clergé, la fuite à Varennes, l'insurrection de la Vendée... sur lesquelles on insiste plus ou moins.

Grosso modo, trois écoles "classiques" existent sur ces événements. La première est consensuelle, plutôt libérale centre droit : la Révolution débute en 1789, tourne mal en 1792, et vire dans le sang en 1794. Heureusement, il y a une session de rattrapage en 1799, et on reste dans un Etat démocratique. Cette vision présente les violences mais aussi les gains de la Révolution. Une deuxième vision, plutôt à gauche, insiste sur la défaite de la Révolution à cause des traîtres qui ont pris le pouvoir. La Révolution finit dans un système bourgeois qui débouche sur Bonaparte. Enfin, dans la 3ème vision, 1789 découle des faiblesses de l’Ancien Régime, des difficultés économiques, et du travail de « sape » des philosophes. Et ce n’est pas une vraie Révolution, c’est d’abord et avant tout du sang ! C’est une position partagée par exemple par François Furet qui souligne l’inutilité de la Révolution qui n’appelle que le sang.

Le Livre noir entre dans cette dernière vision en l’aggravant. Non seulement la Révolution de 1789 est sanguinaire, mais elle est même scandaleuse. Il ne faut donc pas s’étonner si ensuite, tout va mal ! Dès le chapitre introductif, Pierre Chaunu décrit le désordre et le malheur de la Révolution en les rapprochant des merveilles du vaccin de Jenner découvert à la même époque. La révolution de Jenner, qui a sauvé des millions de vies, doit donc primer sur la Révolution française qui ne fut que destruction. Le Livre noir va encore plus loin : tout ce qui est révolutionnaire est mauvais. Il faudrait donc revenir aux valeurs tirées de la contre-révolution, et plus précisément de son aile radicale et clairement catholique.


Mgr Fellay n'aime pas la Révolution.


C'est donc un point de vue religieux sur la révolution.


On est clairement en présence d’une critique catholique de la Révolution, proche de l’intégrisme même. Les vrais ennemis des auteurs du Livre noir, ce sont finalement tous les individus qui ont accepté de critiquer la monarchie, au nom d’un catholicisme éclairé des Lumières.

Allons, tous les ânes ne s'appellent pas Martin. Ne pas disqualifier sans arguments. Que viennent faire les intégristes ici. Ce n'est pas très digne d'un sorbonnard à mortier d'oublier que Pierre Chaunu, un des auteurs du Livre noir est… protestant.

Le Livre noir donne une vision totalement faussée de la Révolution : une France coupée en deux avec les catholiques d’un côté, les révolutionnaires athées le couteau entre les dents de l’autre. Les catholiques des Lumières et les révolutionnaires modérés sont totalement absents ! (comme l’Abbé Grégoire, l’abbé Fauchet, ou l’abbé Lamourette). Même les catholiques massacrés par les révolutionnaires, mais qui avaient adhéré à l’origine à la Révolution, ne sont jamais cités. C’est une déclaration de guerre à tous ceux qui, d’une certaine façon, avaient accepté que le monde ait pu changer. Cette vision est parfaitement erronée, n’apporte rien et ne permet pas de comprendre l’histoire. On peut faire de l’idéologie, certes, mais on ne peut pas expliquer le passé avec ça.

Très bien, des arguments. On a failli attendre.

Ce livre oublie même de rappeler que la Révolution française a permis la régénération du catholicisme Français ! Ce sont les catholiques qui le disent : Joseph de Maistre affirmant que cette Révolution a participé du plan de Dieu. Cette épreuve aurait fait rejaillir le sang neuf catholique. C’est quelque chose qui aurait mérité d’être rappelé : cet évènement a été une épreuve terrible, certes, mais une épreuve qui a renforcé le catholicisme romain !

Le dérapage le plus évident semble être le lien établi entre la Révolution Française et l’antisémitisme voire le futur fascisme.

Comparer Saint Just au fascisme est absurde. Il n’y a pas la hiérarchisation des individus, ou l’échelle des êtres, qu’il y avait dans le fascisme. De même assimiler la Révolution à un mouvement antisémite n’a aucun sens. Les communautés juives d’Alsace, ou les négociants juifs bordelais étaient déjà victimes de persécutions auparavant. Au contraire, la Révolution donne l’égalité aux juifs, conservée sous Napoléon. Les juifs allemands ne s’y trompent pas à l’époque, et approuvent l’occupation française car ils apprécient cette égalité. Il est vraiment impossible de faire passer la Révolution française pour antisémite, c’est un tour de passe-passe considérable. À ce sujet, le Livre noir fait véritablement de la manipulation.

Vous aussi cher professeur. Quid des réformes de Louis XVI sur le statut des Juifs ?


Les auteurs se livrent à d'autres comparaisons, du côté des régimes communistes... En particulier sur la question de la Terreur.

On ne peut pas parler d’un régime de Terreur sous la Révolution, comme cela a existé en Russie soviétique, dans le Cambodge de Pol Pot, ou sous la Chine de Mao. Quand on regarde les textes, la Terreur n’a jamais été « à l’ordre du jour ». Robespierre lui-même n’en voulait pas, ainsi que la quasi-totalité des conventionnels. Si la violence existe, un régime de Terreur n’est pas la même chose : c’est la centralisation de la violence par l’État, qui l’organise et l’applique. Ce n’est pas le cas de 1789 à 1793 ! Et le Tribunal Révolutionnaire, centralisé ensuite, ne correspond pas à la Terreur : les procédures juridiques persistent et de nombreux accusés sont acquittés. Ce ne sont pas les purges staliniennes, ni les mises à mort systématiques dans les camps de concentration cambodgiens ! Pire qu’un raccourci, c’est une invention pure et simple, appuyée sur la dénonciation opérée par quelques Conventionnels après Thermidor que ce qui s’était passé auparavant s’appelait « la Terreur ». Ce n’est pas non plus parce que Lénine ou Trotski se seraient inspirés de la Révolution Française qu’on peut assimiler les deux régimes.

Donc la Terreur n'a jamais existé. Nous ne sommes plus dans le Révisionnisme, mais plutôt dans le Négationnisme d'un crime contre l'Humanité. Il fait fort le Martin !


L’analogie avec le terrorisme d’aujourd’hui n’est donc pas valable ?

On comprend que le terrorisme puisse s’enraciner dans le souvenir de la Révolution et de la terreur, telle que le Directoire et la Restauration la dénoncent ensuite. Cependant, les textes de l’époque sont explicites : la Terreur est une arme employée par l’Ancien Régime, et les Conventionnels affirment en 1793 qu’ils ne puniront que « la loi à la main ». Ce n’est pas du terrorisme, ce sont les pratiques violentes d’une époque. Des mesures répressives vont être employées, mais moindres par rapport aux pratiques précédentes dans la mesure où la justice monarchique, elle, utilisait la Terreur avec de nombreux supplices. Si la justice révolutionnaire, c’est la guillotine, c’est aussi le refus du supplice et une mort quasi-médicale. Ce qui a été perçu à l’époque comme un aménagement de la peine de mort, comme une peine adoucie. L’utilisation politique de la guillotine dans la répression a changé la perception de cette mise à mort, en oubliant que l’Angleterre se livre à la même époque à des supplices bien pires, et ce jusqu’en 1832 ! Ce dont le Livre noir ne parle évidemment pas. De même qu’il ne fait aucune comparaison avec les répressions abominables sous Napoléon par exemple.

Belle occultation des crimes de la Révolution, dont les populicides chers à Gracchus Babeuf, qui inaugurent une ère nouvelle de l'histoire du monde. Nous aurions aimé quelques détails croustillants sur ces « supplices anglais » et sur les répressions abominables sous Napoléon.


Qu'est-ce qui anime à votre avis les auteurs du Livre noir ?

Que cela plaise ou non, la Révolution française a bâti le monde moderne. On peut dénoncer cet évènement sans expliquer pourquoi il a eu lieu. Mais toute lecture manichéenne insistant sur des « méchants » n’explique rien, et traduit sans doute une grande insatisfaction de ne pas trouver des réponses simples à des questions compliquées.

La Révolution française est un chantier considérable et il y a toujours besoin de retravailler sur ce moment historique. Il faut continuer à creuser les mécanismes culturels, politiques, religieux… qui ont fait que ces Français sont entrés en Révolution. À l’inverse, ce livre participe à ce mouvement de repentance, très à la mode actuellement, qui laisse dans une sorte de désespérance continue, à propos de tout et n’importe quoi, contre-productive et dangereuse. La réponse passe alors par le retour au travail historique, l’érudition et la vulgarisation. Sans doute, faut-il accepter de penser que les historiens ont eu des responsabilités en privilégiant des ouvrages scientifiques très « pointus », en oubliant le public cultivé à qui ce livre noir est destiné. Ils ont un rôle à jouer en écrivant des livres de vulgarisation historique permettant de rendre compte simplement de la complexité des choses, sans rien oublier des violences par exemple, mais sans non plus être aveuglé par elles. Cela permet d’éviter les raccourcis : ce qui arrive aujourd’hui n’est pas le résultat direct de ce qui s’est passé avant! De la même façon, entre la Révolution française et la révolution russe, il y a eu de nombreuses étapes intermédiaires qu’il convient d’expliciter. C’est le seul moyen de lutter contre ce genre de théories du complot absurdes.

Jeter en pâture une période historique, seulement pour montrer du doigt les coupables, n’apporte rien. L’Histoire n’est souvent qu’un tissu de sang, alors des Livres noirs on peut en faire autant qu’on veut. D’ailleurs, je ferai bien le Livre noir des livres noirs ! »
Belle déclaration d'intentions. Serait-il capable de la mettre en pratique pour toutes les périodes historiques ? J'en doute.


Jean Clément Martin est l'auteur la Révolution française, Editions le Cavalier Bleu, collection Idées reçues, 2008 et la Révolte brisée, femmes et hommes dans la Révolution française et l'Empire (1770-1820), Armand Colin, 2008

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