samedi 9 mai 2009

Le Chili en guerre


LE CHILI EN GUERRE

Pierre Razoux


Economica, 170 p., ill., cartes, index, 30 €, ISBN 2-7178-4985-8.


Enfant, l’auteur de ces lignes se souvient d’avoir dévoré les bandes dessinées mexicaines des éditions Novaro où l’on vantait les exploits des hardis marins chiliens dans leurs guerres contre les Péruviens. Il est donc heureux que les Français puissent à leur tour connaître cette modeste marine australe aux traditions héroïques. L’auteur, spécialiste du Caucase, a eu beaucoup de mérite à écrire cet ouvrage de vulgarisation où l’empathie avec les marins chiliens est palpable.

La synthèse est menée tambour battant et le lecteur européen achève sa lecture avec la satisfaction d’avoir découvert des horizons nouveaux. Malheureusement, le Chili est bien loin du Caucase et les subtilités de l’histoire locale ont bien souvent échappé à Pierre Razoux.

C’est ainsi, que l’histoire de la séparation du Chili de la couronne espagnole fourmille d’erreurs qui sont le reflet de l’historiographie nationaliste chilienne. Ainsi, il oublie superbement le rôle déterminant des Argentins dans la libération du Chili. L’armée qui bat les Espagnols avait été recrutée, équipée et formée à grand-peine par les Argentins sous le commandement de San Martin.

De même, il ignore que la grande ile de Chiloe au sud du pays dépendait du Pérou et que ses habitants, en majorité indiens, voulaient demeurer fidèles à la couronne espagnole. Ces faits sont enracinés dans les consciences collectives et expliquent en grande partie les antagonismes de la fin du XIXe siècle où s’est illustrée la marine chilienne. La partie contemporaine est bien traitée, même si le lecteur peut sursauter de temps en temps. Ainsi quand il affirme que la mine de cuivre de Calama fournit à elle seule 60% du PIB chilien! En réalité, la province d’Antofagasta où se situe cette mine produit seulement 7% du PIB chilien.

Il est un autre reproche que l'on peut adresser à cet ouvrage : celui d'une lecture sélective de l'histoire du Chili mettant en lumière les hauts faits de ce pays et en ignorant ceux qui lui portent ombrage. En outre, il ne prend en compte que la version chilienne des événements, ce qui en fait un ouvrage partial au point, parfois, de verser dans la propagande.

Sur ces points, l'auteur n'innove pas, il reprend à son compte une tradition bien chilienne d'autopromotion que dénonçait déjà vers 1860 l'ambassadeur brésilien à Santiago :

On cause beaucoup et on agit peu ici. C'est la nation la plus vantarde au monde. Pour le Chilien, il n'est pas d'autre terre aussi riche ou florissante que la sienne. A les entendre chanter les louanges de ce pays, son héroïsme et sa civilisation, celui qui ne les connaît pas les croirait être la nation choisie par la providence pour servir d'exemple à l'ensemble des nations du Vieux et Nouveau Monde. Le Royaume Uni lui-même, les Etats-Unis et la Belgique doivent venir ici pour étudier les véritables règles de fonctionnement d'un système représentatif. La liberté et la démocratie ne sont chez elles que sous le drapeau tricolore de cette république modèle. Quant à la guerre, le Chili compte ses faits d'armes par milliers. La capture de la Covadonga dépasse en grandeur la bataille de Trafalgar et Nelson lui-même n'est qu'un Pygmée comparé au capitaine Williams.

Le grand historien et diplomate Diego Barros Arana écrivait en 1856 à Luis Amunategui :

Les choses sont mieux au Chili, mon ami. Notre richesse nationale progresse de manière exponentielle, tout le monde crée des entreprises incroyables et trouve des banquiers désireux de les financer. Dans dix ans, ce pays sera parcouru dans tous les sens par des chemins de fer et nous aurons des institutions de crédit comme en Angleterre. Nous avons des un système juridique aussi bon selon les experts que la France. Toutes les industries progressent et l'agriculture, en dépression avant 1849, génère désormais plus de richesses que l'argent du Copiapo ou l'or de Coquimbo.

Contaminé par cette absolue conviction de leur supériorité propre aux marins chiliens, l'auteur n'a pas perçu une réalité historique que les Chiliens n'aiment pas évoquer.

Certes, leur marine a remporté d'indéniables succès, remplissant à merveille l'une de ses deux missions historiques, défaire la puissance navale du Pérou et permettre au Chili de s'emparer des riches territoires producteurs de Guano.

En revanche, quid de l'autre mission historique ? Pas un mot.

La marine chilienne avait également pour mission de contribuer à occuper et à défendre, non seulement la zone des détroits, mais aussi toute une partie de la Patagonie située au sud du fleuve Santa Cruz. Santiago profitait ainsi pleinement de sa supériorité navale. La corvette Magallanes s'illustra par exemple dans la capture de navires marchands occupés à charger du guano sur cette côte en vertu d'autorisations délivrées par le gouvernement argentin, suscitant ainsi de vives controverses internationales. ce fut le triste sort du trois mâts français Jeanne Amélie, prise en 1876 et coulée à l'entrée du détroit de Magellan en raison de l'incompétence de l'équipage de prise chilien.

Voici comment le commandant Guillaume raconte ces événements :

Le 27 avril au matin, nous avons vu arriver près de nous un navire de guerre battant le pavillon chilien et courant sur des récifs. Je me suis empressé de lui faire des signes et lui ai crié qu'il n'avait pas d'eau où il paraissait vouloir mouiller, car la marée étant haute, il existe près de 43 pieds de montée. Je lui fis signe de mouiller à l'arrière et plus au large.

À 15 h, un canot armé et monté par un officier du dit navire Magallanes vient à bord, le pavillon étant hissé à la corne. Après plusieurs pourparlers, il s'empare du navire Jeanne Amélie malgré mes protestations verbales et écrites, tant au commandant qu'à l'officier capteur. On renvoie une grande partie de l'équipage du bord à bord du navire de guerre, conservant à bord le capitaine, lieutenant, maître d'équipage, le cuisinier et le mousse. Le commandant du Magallanes à qui je vais parler me dit qu'il m'emmène à Punta Arenas dans le détroit de Magellan et que là je ferai ma protestation. Il a déjà mis à bord un officier, un aspirant, 5 soldats armés et 15 marins du Magallanes.

Je décline tout commandement sous la force armée et cette prise de possession.
Le 28 au matin, j'écris au commandant protestant contre cet acte de saisie du navire. Ce chef envoie un canot à bord pour me dire que je protesterai à Punta Arenas. Montrant mes papiers de bord à l'officier qui a pris le commandement, ce dernier s'empare brutalement de l'acte de francisation, du rôle d'équipage, de la patente de santé et de la charte partie, etc. qu'il envoie au commandant du Magallanes refusant de m'en délivrer reçu. On embarque la grande chaloupe, tous les travailleurs et le directeur de l'île ont été amenés à bord du Magallanes.
Appareillons à 2 heures sous le commandement de l'officier du Magallanes. À 4 heures, laissé le mouillage et fait route vers le sud. L'officier fait assembler ses hommes et leur dit en espagnol qu'ils ne devraient obéir qu'aux officiers et maîtres du Magallanes. Je suis resté dans ma chambre toute la nuit. Le 29, même route à 4 heures du soir rentré dans le détroit de Magellan, le navire de guerre est au mouillage.

L'officier voulant prendre son mouillage près de ce dernier, vire de bord à 5 heures sans aucunes voiles d'étais ni grande voile. A la tombée de la nuit, vent frais de nord, le navire touche à 50 m de terre environ (sous le commandement de l'officier chilien). Ce navire fait manger ses hommes, laissant le navire touché et attendant la marée haute. A 7 heures, le navire flotte à nouveau, dérive et l'on mouille l'ancre de bâbord à peine deux encablure de terre et près de la pointe de Dungeness qui est sous le vent. Dans la nuit, vent frais du nord. À 2 heures, grand vent du nord-ouest ouragan. Le navire chasse sur la pointe Dungeness détroit de Magellan. À 5 heures, le navire est à la côte et talonne beaucoup, la mer est furieuse. Les lames déferlent à l'avant, le navire se casse par le travers grand panneau et par le travers du mât de misaine, les feuilles de cuivre s'arrachent, l'étoupe ressort des préceintes, les coutures étant ouvertes, le pont est ouvert à l'avant, l'étambrai du mat de misaine est entraîné par les grands étais et arraché. L'officier qui commande m'ayant consulté, sur l'avis d'opérer au sauvetage de ceux qui sont à bord, je lui ai dit qu'il valait mieux opérer pour le salut commun de tout le monde. Et à 9 heures du matin le 30 avril, 1876 tout le monde étant sain et sauf à la pyramide de Dungeness. Le soir, le navire flotte. Le lendemain 1er mai, on vient du Magallanes nous chercher et le 2 au matin, à 11 heures 30 minutes, on travaille à bord du navire qui flotte encore et le navire de guerre Magallanes le remorque plus à terre sous la pointe de Dungeness. Dans la nuit du 2 au 3 mai 1876, le navire Jeanne Amélie a coulé après une longue agonie jusqu'à la hauteur des huniers.
La corvette chilienne fit route pour Punta Arenas ayant tout le monde à bord prisonnier et a mouillé en ce port le 4 mai 1876.

En foi de quoi j'ai dressé le présent rapport pour être présenté au capitaine du port déclaré juge de commerce.

Punta Arenas le 5 mai 1876

À aujourd'hui (19 juin 1876), devant M. le consul de France, M. le commandant du Dayot et M. le chancelier, continué le présent interrogatoire toujours sous la foi du serment. M. le capitaine Guillaume a répondu comme suit aux questions à lui posées.

Q: Quand vous êtes retourné l’île et du bord du Magallanes, votre navire Jeanne Amélie était-il déjà au pouvoir des Chiliens ?
Réponse : Depuis environ deux heures, un officier de Marine, M. Lynch, un garde-marine, cinq soldats armés et quinze marins avaient pris possession de mon navire et, en ma présence, on a distribué des cartouches aux soldats.
Q: Quand a-t-on appareillé ?
Réponse : le commandant chilien Lynch après avoir fait embarquer la chaloupe vers les deux heures, le 28 avril, et a quitté le mouillage vers les quatre heures.
Q: Naviguiez-vous de conserve avec le Magallanes ?
Réponse : Non.
Q: Le Magallanes a-t-il offert la remorque ?
Réponse: Non.
Q: Quand êtes-vous arrivé à la pointe Dungeness ?
Réponse : le 29 au soir avec beau temps, petite brise de nord.
Q: Maintenez-vous formellement tout ce qui est relaté dans votre rapport ci-dessus, et dont Monsieur le chancelier vient de vous faire à nouveau la lecture ?
Réponse : Oui, je le maintiens, et j'y ajoute de plus que le suis convaincu qu'étant capitaine, maître à bord avec mon équipage, je n'aurais pas perdu le navire.
J'ajouterais Monsieur le consul que j'aurais l'honneur de déposer entre vos mains pour l'usage que de droit une protestation détaillée.

N'ayant plus quant à présent du moins autres questions à poser au capitaine, avons clos le présent interrogatoire le jour mois et an que dessus et signé avec nous les présents.

M. Guillaume
M. le commandant Planche
M. le chancelier Henri de Saint-Georges
M. le consul de France, Charles de Saint-Charles


La Marine chilienne refuse l'obstacle

Mais quand l'heure de vérité est arrivée, en novembre 1878, quand l'Argentine dépêcha au fleuve Santa Cruz une petite flottille hétéroclite de bâtiments de guerre conçus pour naviguer sur des fleuves, la redoutable flotte chilienne resta l'arme au pied au mouillage de Lota.

Pourtant, le célèbre marin Arturo Prat Chacon, envoyé comme espion à Montevideo, avait clairement exposé son rapport du 24 novembre 1878 la vulnérabilité argentine :

(…) Les Argentins ne sont pas en état d'entrer en guerre contre le Chili mais qu'il s'y préparent activement. (…) A Montevideo l'opinion s'étonne que le Chili ne profite pas de sa supériorité navale pour s'imposer à l'Argentine. (…) Ici tout le monde pense qu'il suffirait au Chili de bloquer Buenos Aires, aidé de gré ou de force par l'Uruguay, pour réduire les Argentins et les contraindre à accepter des conditions raisonnables.

Sans pouvoir percevoir de droits de douane, la suspension de payements de la dette extérieure, la paralysation de ses saloirs et l'arrêt de ses usines faute de charbon y les nombreux maux que produirait un blocus, surtout en cette saison qui est celle de plus grandes importations et exportations, suffirait pour que les étrangers qui sont probablement 300 000 à Buenos Aires se soulèvent et renversent le gouvernement.


En ne profitant pas de cette fenêtre d'opportunité, quelques mois avant le déclenchement de la guerre du Pacifique, le Chili renonçait à imposer ses vues par la force. Après 1880, l'Argentine allait devenir trop riche et trop puissante pour trembler devant la marine chilienne.

On regrette que l'auteur n'ait pas consulté les archives pour connaître les raisons qui ont motivé les Chiliens pour ne pas attaquer l'Argentine avant qu'il ne soit trop tard.

Durant la guerre des Malouines, la marine apporta une aide discrète mais réelle aux Anglais contre les Argentins. L’auteur affirme que les Chiliens ont averti les Britanniques de l’imminence de l’attaque argentine. On aurait aimé en savoir un peu plus. Le livre se termine sur un palpitant scénario de guerre fiction entre le Chili et ses voisins du nord qui se lit comme un roman.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Votre commentaire est bien indulgent. Cet auteur français n'a pas été au-delà de la version chilienne des événements.
Vous êtes un des rares à mettre le doigt là où ça fait mal, la lecture des autres recensions donne le tournis quand à l'ignorance des commentateurs.
Les Chiliens et Pierre Razoux se gargarisent de leur pseudo suprématie maritime.
Certes, ils ont remporté d'inéniables succès, notamment contre le Pérou, mais pourquoi donc ont-ils refusé l'obstacle et recule devant les conques de noix envoyées par les Argentins au fleuve Santa Cruz ?
Les Chiliens n'expliquent pas cette défaillance et Pierre Razoux non plus.